LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE
— LITTÉRATURE RUSSE —
Leonid Andreïev
(Андреев Леонид Николаевич)
1871 – 1919
DANS LE SOUS-SOL
(В подвале)
1901
Traduction de Serge Persky, parue dans la Revue bleue, série 4, tome 20, 1903.
TABLE
Il buvait beaucoup, il avait perdu sa situation et ses amis, puis il était venu habiter dans le sous-sol, en compagnie des voleurs et des prostituées ; il vivait des dernières hardes qui lui restaient.
Son corps exsangue et maladif était usé par le travail, rongé par la souffrance et l’eau-de-vie, et la mort, oiseau de proie, aveugle à la lumière du soleil et clairvoyant seulement dans les ténèbres, le guettait déjà. De jour, elle se cachait dans les coins sombres, et la nuit, elle venait silencieusement s’asseoir à son chevet, y passait de longues heures, jusqu’à l’aurore, avec une persévérance calme et obstinée. Lorsqu’aux premières lueurs du jour, il sortait de dessous la couverture sa tête pâle aux yeux d’animal pourchassé, la chambrette était déjà vide ; mais il ne croyait pas, comme les autres, à ce vide trompeur. Il examinait les recoins avec défiance. Se retournant avec des ruses soudaines, il jetait un coup d’œil derrière lui, dans l’obscurité fondante de la nuit qui s’en allait. Alors il voyait ce que les autres n’aperçoivent jamais : un énorme corps couleur de cendre qui se mouvait, informe et terrible. Ce corps était fluide, il remplissait toute la chambre et laissait transparaître les objets comme une cloison de verre. Mais maintenant, Kijnakof n’en avait pas peur, et le monstre disparaissait jusqu’à la nuit suivante, laissant derrière lui comme des traces glacées.
L’homme s’endormait pour un instant, et des cauchemars hideux et extraordinaires le tourmentaient. Il voyait une chambre blanche, au plancher et aux murs immaculés éclairés d’une vive lumière blanche, elle aussi, et un serpent noir glissait sous la porte, avec un bruit léger semblable à un rire. La bête, appuyant sur le sol sa tête plate et aiguë, rampait rapidement en se tortillant au travers de la pièce, et disparaissait mystérieusement pour reparaître de nouveau sous la porte avec sa langue visqueuse, et ses anneaux qui se déroulaient comme un sombre ruban noir... et ce manège recommençait sans trêve. Une fois, l’homme vit en rêve quelque chose d’amusant, et il se mit à rire, mais le rire sonna, singulier, pareil à un sanglot étouffé, et c’était lugubre de l’entendre : dans la profondeur inconnue de l’âme quelque chose pleure ou rit, alors qu’au même moment le corps gît immobile comme un cadavre.
Peu à peu les bruits du jour naissant frappaient ses oreilles : les voix des passants qui résonnaient sourdement, le grincement lointain d’une porte, le crissement du balai du portier enlevant la neige entassée sur le seuil, tous les sons vagues de la grande ville qui s’éveillait. Et c’est alors que se dressait devant lui cette chose affreuse : la conscience impitoyable et lucide qu’un jour nouveau était venu, que lui Kijnakof devrait bientôt se lever et reprendre sa lutte contre la vie sans espoir de vaincre.
Il fallait vivre.
Kijnakof tournait le dos à la lumière, tirait la couverture sur sa tête, afin qu’aucun rayon ne parvînt jusqu’à ses yeux ; il se pelotonnait, remontait ses genoux vers son menton et attendait ainsi, sans bouger, redoutant de faire un mouvement ou simplement d’étendre les jambes. Les hardes dont il se couvrait, pour se protéger du froid qui régnait dans le sous-sol, s’élevaient en un grand tas sur le lit, mais il n’en sentait pas le poids et son corps était glacé. Chaque fois qu’arrivait jusqu’à lui un son parlant de la vie, il lui semblait que son corps s’enflait et s’étalait à découvert : alors il se contractait encore davantage et gémissait silencieusement sans voix et sans pensées, car maintenant il avait peur de sa propre voix et de ses propres pensées. Il priait on ne sait qui, afin que le jour ne vînt pas et qu’il lui fût toujours possible de rester couché sous son monceau de guenilles, sans bouger ni penser ; puis il tendait toute sa volonté pour retenir le jour qui grandissait et se persuader que la nuit continuait. Il aurait souhaité par dessus tout que quelqu’un vint lui mettre un revolver contre la nuque, à l’endroit où l’on sent un creux, et tirât.
Le jour s’affirmait, large, irrésistible ; il appelait à la vie avec autorité, et le monde entier commençait à se mouvoir, à parler, à travailler et à penser. Dans le sous-sol, c’était la vieille Matrena, la logeuse, dont l’amant était âgé de vingt-cinq ans, qui se levait la première et commençait à piétiner dans la cuisine, à entrechoquer les ustensiles et à se démener près de la porte de Kijnakof. Il la sentait proche et se figeait, décidé à ne pas répondre si elle l’appelait. Mais elle s’éloignait. Quelques heures plus tard, deux autres locataires s’éveillaient ; Douniacha, une fille légère, et l’amant de la vieille, Abrame Pétrovitch. C’est ainsi que tous, respectueusement, l’appelaient malgré sa jeunesse, car c’était un voleur hardi et expérimenté et même autre chose encore ; de cela, on le soupçonnait sans oser en parler. C’était de leur réveil que Kijnakof avait le plus peur, car tous deux avaient des droits sur lui : ils pouvaient envahir sa chambre, s’asseoir sur son lit, le toucher de leurs mains, l’obliger à penser et à parler. Il était entré en relations avec Douniacha un jour qu’il était ivre, et avait promis de l’épouser. Bien qu’elle en plaisantât en lui frappant sur l’épaule, elle le considérait comme amoureux d’elle et le protégeait ; elle était bête et malpropre, elle sentait mauvais et passait souvent la nuit au poste. Trois jours auparavant seulement, il s’était grisé en compagnie d’Abrame Pétrovitch et, après s’être embrassés, ils s’étaient juré une amitié éternelle.
La voix pleine et bruyante d’Abrame Pétrovitch retentit derrière la porte. Kijnakof, glacé de terreur, l’oreille tendue, se mit à gémir tout haut, sans pouvoir se retenir, et cela l’effraya encore davantage. Il vit distinctement apparaître devant lui la scène de leur ivresse, alors qu’ils étaient assis dans la pénombre d’un cabaret, éclairé d’une seule lampe, parmi des gens suspects qui chuchotaient entre eux ; et eux aussi parlaient à voix basse, on ne sait pourquoi. Abrame Pétrovitch, pâle et excité se plaignait de l’existence pénible des voleurs. Tout à coup il mit à nu son bras et fit tâter à son compagnon ses os dont le développement était défectueux. Kijnakof l’avait alors embrassé en disant :
— J’aime les voleurs. Ils sont audacieux, puis il lui proposa de boire à leur fraternelle amitié, bien qu’ils se tutoyassent depuis longtemps déjà.
— Et moi, je t’aime parce que tu es instruit et que tu nous comprends, nous autres, répondit Abrame Pétrovitch. Regarde donc cette main !
Il tendait une main fine dont la blancheur semblait devoir inspirer la pitié, et, dans une extase incompréhensible pour lui maintenant et dont il ne se souvenait plus bien, Kijnakof avait embrassé cette main. Alors Abrame Pétrovitch s’était écrié avec fierté :
— C’est vrai, frère ! Nous mourrons plutôt que de nous rendre.
Puis, il y avait eu quelque chose de sale, qui tourbillonnait dans le cabaret, un gémissement, un coup de sifflet et des feux qui se mouvaient. Quelle joyeuse soirée ! mais maintenant que la mort se cachait dans les coins et que de partout s’avançait le jour avec la nécessité de vivre, de s’agiter, de lutter pour quelque chose, c’était poignant et terrible, indiciblement.
— Monsieur dort ? demanda d’un ton railleur Abrame Pétrovitch, derrière la porte et, ne recevant pas de réponse, il ajouta : « Hé bien, dors, et que le diable t’emporte ! »
Abrame Pétrovitch reçoit beaucoup d’amis, et pendant toute la journée, la porte grince et des voix de basse retentissent. Et à chaque heurt, il semble à Kijnakof qu’on est entré chez lui, pour le chercher, et il se blottit de plus en plus dans son lit et prête longtemps l’oreille jusqu’à ce qu’il sache à qui appartient la voix. Il attend, attend plein d’anxiété, tout son corps tremble, bien qu’il n’y ait dans le monde entier personne qui puisse venir chez lui.
Une fois, il y a bien longtemps, il avait une femme ; elle était morte maintenant. En remontant dans le passé, il revoyait des frères et des sœurs et, encore plus loin, un être qui lui paraît vague et beau et qu’il appelait mère. Ils étaient tous morts. Peut-être quelqu’un d’entre eux vivait-il encore, mais si perdu dans le monde infini que cela équivalait à la mort. Lui-même, il mourrait bientôt, il le savait. Lorsque, tout à l’heure, il allait se lever de sa couche, ses jambes vacilleraient et fléchiraient, ses bras auraient des mouvements incertains, étranges, et c’était la mort. Mais en attendant qu’elle vienne, il faut vivre, et c’est un problème si menaçant pour l’homme qui n’a ni argent, ni santé, ni volonté, que le désespoir s’empare de Kijnakof. Il lance la couverture loin de lui, il a des picotements dans les bras, et jette dans l’espace des gémissements si prolongés qu’ils semblent être poussés par des milliers de poitrines souffrantes.
— Ouvre, diable ! crie Douniocha avec force coups de poing dans la porte. Sinon, j’enfonce la porte !
Tremblant et chancelant, Kijnakof se lève, ôte le verrou et, toujours trébuchant, court se remettre au lit. Douniacha, déjà frisée et poudrée, s’assied à côté de lui, le pousse vers le mur, croise les jambes et dit d’un ton important :
— Je t’apporte une nouvelle : Katia a rendu l’âme hier.
— Quelle Katia ? demande Kijnakof. Sa langue se meut avec difficulté et incertitude comme si elle ne lui appartenait pas.
— Allons, tu l’as oubliée ! dit Douniacha en riant. La Katia qui a demeuré ici. Comment, tu ne te rappelles pas ? et pourtant il y a une semaine seulement qu’elle est partie !
— Elle est morte ?
— Mais oui, elle est morte, comme tout le monde meurt.
Douniacha humecte de salive son petit doigt et enlève la poudre qui couvre ses maigres sourcils.
— Comment est-elle morte ?
— Comme tout le monde, te dis-je. Qui sait de quoi elle est morte ? On me l’a annoncé hier au café. On m’a dit : Katia est morte.
— Et tu l’aimais ?
— Bien entendu, je l’aimais. Quelle question !
Les yeux bêtes de Douniacha considèrent Kijnakof, avec une indifférence stupide et elle balance sa grosse jambe. Elle ne sait plus de quoi parler et s’efforce de regarder l’homme de manière à lui montrer son amour ; dans ce but, elle cligne légèrement d’un œil et abaisse les coins de ses lèvres épaisses.
La journée a commencé.
Ce jour-là, un samedi, le froid était si vif que les collégiens ne se rendirent pas en classe, et que les courses furent remises à une autre date, de peur que les chevaux ne tombassent malade.
Lorsque Nathalie Wladimirovna sortit de l’asile des femmes en couches, elle se sentit contente que le soir fût déjà là, et qu’il n’y eût personne sur le quai : on ne la rencontrerait pas, elle, une jeune fille, avec un enfant de six jours sur les bras. Elle avait craint que, dès qu’elle franchirait le seuil, une foule entière l’accueillit avec des cris et des coups de sifflets, que dans cette foule se trouvât son père, cacochyme, paralysé et presque aveugle, les étudiants, les officiers et les demoiselles de sa connaissance, et que tous la montrassent du doigt en disant : « Voilà la jeune fille qui a suivi les six classes du gymnase ; elle avait pour amis des étudiants intelligents et de bonne famille ; elle rougissait toutes les fois qu’on prononçait devant elle une parole déplacée, et elle a accouché il y a six jours, dans un asile, côte à côte avec d’autres femmes tombées. »
Mais le quai était désert. Le vent glacé soufflait à son aise, soulevant un gris tourbillon de neige, que le froid avait réduite en une poussière corrosive, et enveloppait tout ce qu’il rencontrait de mort ou de vivant sur sa route. Avec un sifflement léger, il s’enroulait autour des grilles, qui brillaient comme si on les avait polies et semblaient si froides et si solitaires qu’il était douloureux de les regarder. Et la jeune fille, elle aussi, avait l’impression d’être glacée et comme déracinée du monde extérieur. Elle avait une petite jaquette courte, celle qu’elle mettait généralement pour aller patiner et qu’elle avait enfilée à la hâte en quittant la maison, lorsqu’elle avait ressenti les premières douleurs de l’enfantement. La rafale la transperça, plaquant sa robe mince sur ses jambes et lui glaçant le visage. Elle eut peur de geler et la crainte de la foule disparut. Le monde lui apparut comme un désert morne et immense, où il n’y a ni êtres humains, ni lumière, ni chaleur. Deux petites larmes brûlantes lui vinrent aux yeux et se refroidirent rapidement. Inclinant la tête, elle les essuya au paquet informe qui encombrait ses bras et marcha plus vite. Maintenant, elle n’aimait plus l’enfant ni elle-même, et leur vie à tous deux lui semblait inutile. Cependant elle était obstinément poussée en avant par une pensée, qui paraissait ne pas venir de son cerveau, mais se tenir devant elle et l’attirer en disant :
— Rue Némtchinowsky, la seconde maison après le coin ; rue Némtchinowsky, la seconde maison après le coin.
Elle avait répété ces mots pendant six jours, alors qu’elle était au lit et qu’elle nourrissait l’enfant. Ils signifiaient qu’il fallait aller à la rue Némtchinowsky où demeurait sa sœur de lait, une prostituée, car chez celle-ci seulement, et nulle part ailleurs, elle pouvait trouver un refuge pour elle et son enfant. L’année précédente, alors que la jeune fille menait une existence exempte de soucis, chantait et riait toujours, elle avait été chez Katia qui était malade, lui avait donné de l’argent, et maintenant, c’était la seule personne devant laquelle elle n’éprouverait pas de honte.
— Rue Némtchinowsky, la seconde maison après le coin ; rue Némtchinowsky, la seconde maison après le coin.
Elle allait, et le vent jouait méchamment autour d’elle. Lorsqu’elle arriva sur le pont, il se jeta avec violence contre sa poitrine et enfonça ses griffes d’acier dans ses joues froides. Vaincu, il tomba du pont avec fracas, tourbillonna sur la surface neigeuse et unie de la rivière et s’élança de nouveau en l’air, barrant la route de ses ailes glacées et mouvantes. Nathalie Wladimirovna s’arrêta et, désespérée, s’appuya au parapet. Tout en bas, une petite flaque d’eau qui n’était pas gelée la considérait comme un œil noir et terne, très profond, et ce regard était énigmatique et terrible. À ses oreilles, les mêmes paroles retentissaient toujours et l’appelaient avec instance :
— Rue Némtchinovsky, la seconde maison après le coin ; rue Némtchinovsky, la seconde maison après le coin.
Après s’être habillé, Kijnakof s’était remis au lit où il s’enveloppa jusqu’aux yeux d’un paletot ouaté, l’une des dernières nippes qui lui restassent. Il faisait froid dans la chambre et des couches de glace se formaient dans les coins humides ; mais il respirait dans le col fourré de peau de mouton, ce qui lui procurait une sensation de chaleur agréable. Pendant toute la journée, il s’était leurré lui-même en se disant qu’il irait chercher du travail le lendemain ou mendier quelques secours et en attendant, plongé dans une sorte de béatitude, il ne pensait à rien et frissonnait lorsqu’une voix s’élevait derrière le mur ou que la porte se fermait avec vigueur. Longtemps il était resté ainsi tranquille, lorsqu’on cogna timidement à la porte d’entrée à coups inégaux, pressés et brefs comme si l’on frappait avec le dessus de la main. Sa chambre était la plus proche de l’entrée, et en détournant la tête, il distinguait très bien ce qui se passait dans le couloir. Matrena s’avança, la porte s’ouvrit et se referma sur quelqu’un qui venait d’entrer ; puis un silence régna.
— Qui demandez-vous ? interrogea la voix enrouée et hostile de Matrena. Et une voix inconnue, douce et brisée, répondit :
— Je voudrais voir Katia Nétchaieva. Elle demeure bien ici. Katia Nétchaieva, n’est-ce pas ?
— Elle a demeuré ici. Pourquoi désirez-vous la voir ?
— J’ai absolument besoin de la voir. Elle n’est pas à la maison ? Un effroi perça dans la voix.
— Katia est morte. Morte, vous dis-je, à l’hôpital.
De nouveau régna un long silence, si long que Kijnakof en ressentit une douleur dans la nuque, car il n’osait tourner la tête avant que la conversation reprit. Alors la voix inconnue dit, très bas d’un ton dénué d’expression.
— Adieu.
Mais, évidemment, la nouvelle venue n’était pas partie, car un instant après, Matrena demanda :
— Qu’avez-vous là ? Vous apportiez quelque chose à Katia ?
Quelque chose en effet tomba sur le plancher, frôlant les genoux de la logeuse, et la voix inconnue prononça, très vite, pleine de sanglots contenus.
— Prenez ! Prenez, au nom de Dieu ! Prenez... Et moi, moi, je m’en vais.
— Mais qu’est-ce que cela ?
Puis de nouveau se fit un long silence coupé par un faible bruit de sanglots saccadés et désespérés, qui parlaient d’une mortelle lassitude, d’une douleur inconsolable. Il semblait qu’une main exténuée touchait sans force une corde très tendue, que cette corde était la dernière d’un instrument précieux, et que lorsqu’elle serait brisée, le son délicat et triste s’éteindrait pour toujours.
— Mais vous l’avez presque étouffé ! s’écria Matrena avec colère et d’un ton grossier. Et ça se mêle d’avoir des enfants. Est-ce possible de faire des choses pareilles, d’emmitoufler à ce point un enfant ! Venez avec moi. Allons, allons, c’est bon, allons, vous dis-je. Est-il possible d’être aussi maladroite !
Cette fois-là, le silence se prolongea près de la porte, Kijnakof prêta encore un peu l’oreille et se recoucha, heureux de ce qu’on ne fût pas venu chez lui, pour le chercher, et n’essayant pas de deviner ce qu’il y avait d’incompréhensible pour lui dans ce qui venait de se passer. Il commençait déjà à sentir l’approche de la nuit et il eût voulu que quelqu’un montât la lampe. Sa tranquillité d’esprit disparaissait et il s’efforçait de retenir sa pensée : dans le passé, il y avait la boue, la chute et la terreur — et une terreur pareille se cachait dans l’avenir. Il se pelotonnait peu à peu, blottissant ses mains et ses pieds sous la couverture, lorsque Dounachia entra. Elle avait revêtu, pour sortir, une blouse rouge et était légèrement ivre. Elle s’assit sur le lit, sans façon, et s’écria en frappant l’une contre l’autre ses mains courtes :
— Ah ! mon Dieu ! puis elle hocha la tête et se mit à rire. On a apporté un petit enfant. Il est tout petit et hurle comme un agent de police. Ma parole ! comme un agent de police.
Elle jura pieusement et donna d’un geste coquet une chiquenaude sur le nez de Kijnakof.
— Allons le regarder. Ma parole, qu’y a-t-il là de si difficile ? Nous le regarderons, et ce sera tout. Matrena a envie de le baigner, et d’allumer le samovar. Abrame Piétrovitch attise le feu avec une botte, c’est très amusant ! Et l’enfant crie : ouaou, ouaou...
Douniacha fit une grimace qu’elle supposait ressembler à celle de l’enfant et piailla encore une fois :
— Oaaou, ouaou ! Comme un agent de police ! Ma parole ! Allons ! Tu ne veux pas ? hé bien, que le diable t’emporte ! Crève dans ta niche, pomme gelée que tu es !
Elle s’en alla en pirouettant. Une demi-heure plus tard, vacillant sur ses jambes débiles et se retenant du doigt aux murailles, Kijnakof, indécis, entr’ouvrait la porte de la cuisine.
— Ferme, tu laisses entrer le froid ! cria Abrame Piétrovitch. Kijnakof entra, referma vivement la porte et regarda autour de lui de l’air d’un coupable, mais personne ne faisait attention à lui, et il reprit son sang-froid. Il faisait chaud dans la cuisine, à cause du poêle, du samovar et des gens réunis là et la vapeur s’élevait en flocons épais et rampait sur les murs froids. Avec une dignité courroucée, Matrena baignait l’enfant dans une auge et de sa main couturée, elle faisait rejaillir l’eau sur lui en disant :
— Petit ! Petit ! Nous allons être tout blanc, tout propre.
Était-ce parce que la cuisine était claire et gaie, ou parce que l’eau tiède le caressait, mais l’enfant se taisait et plissait sa petite figure rouge comme s’il eût voulu éternuer. Par dessus l’épaule de Matrena, Douniacha regardait l’auge, et, saisissant l’instant propice, avec trois doigts elle fit jaillir de l’eau sur l’enfant.
— Va-t-en ! s’écria la vieille menaçante. De quoi te mêles-tu ? On n’a pas besoin de toi pour savoir ce qu’il y a à faire... on a eu des enfants !
— C’est juste ; ne viens pas embêter les autres, confirma Abrame Piétrovitch. Un enfant est une chose fragile, il faut savoir comment s’y prendre.
Il s’assit sur la table et regarda le petit corps rose avec un plaisir condescendant. L’enfant agita ses doigts menus et Douniacha, pleine d’un enthousiasme sauvage, se mit à secouer la tête et à rire.
— C’est un vrai agent de police, ma parole !
— En as-tu déjà vu un agent de police dans une auge ? demanda Abrame Pétrovitch.
Tout le monde se mit à rire et Kijnakof sourit ; mais aussitôt, il contint avec effroi le sourire qui se dessinait sur ses lèvres et regarda la mère. Très lasse, elle s’était assise sur un banc, la tête rejetée en arrière, et ses yeux noirs, que la maladie et les souffrances avaient rendus immenses, étincelaient d’une lueur calme, tandis que sur les lèvres pâles errait un orgueilleux sourire maternel. Alors Kijnakof rit, tout seul, après les autres :
— Hi ! hi ! hi !
Et lui aussi regarda tout autour de lui avec orgueil. Matrena avait sorti le bébé de l’auge et l’enveloppait dans un drap. L’enfant se mit à pousser des cris sonores, mais il se tut bientôt, et Matrena, écartant le linge qui l’entourait, dit avec un sourire modeste :
— Quel corps il a, c’est comme du velours !
— Laisse-moi le toucher, demanda Douniacha.
— Et quoi encore ?
Douniacha fut prise d’un tremblement soudain de tout son corps et, piétinant, suffoquant d’impatience d’une envie folle qui l’envahissait, elle s’écria d’une voix perçante que personne ne lui connaissait :
— Donne !... donne !... Donne !...
— Donnez-le-lui ! dit Nathalie Wladimirovna, effrayée.
Tout aussi soudainement Douniacha se calma et sourit, elle toucha avec précaution, du bout des doigts l’épaule de l’enfant et, après elle, avec un clignement d’yeux plein de condescendance, Abrame Pétrovitch allongea lui aussi la main vers la petite épaule rosée.
— C’est vrai. L’enfant est une chose fragile, dit-il comme pour justifier son geste.
Kijnakof s’approcha le dernier de tous. Pendant un instant ses doigts se trouvèrent en contact avec quelque chose de vivant, de duveté comme du velours, et si délicat et si frêle que ses doigts lui semblèrent devenir étrangers à lui-même et délicats eux aussi. Alors, le cou tendu, le visage inconsciemment illuminé par un sourire de bonheur singulier, le voleur, la prostituée, l’homme solitaire et perdu restèrent là, autour de cette petite vie, chétive comme un feu dans la plaine, qui les appelait vaguement pour les mener on ne sait où, promettant quelque chose de beau, de lumineux, d’immortel. Et la mère, heureuse, les regardait avec orgueil, tandis qu’au-dessus du plafond bas s’étageait la lourde masse de pierres de la maison, dont les chambres spacieuses étaient habitées par des gens riches qui s’ennuyaient.
La nuit vint. Elle vint, noire et méchante, comme toutes les autres nuits, et l’obscurité s’étendit sur les lointains neigeux, tandis qu’aux arbres les rameaux nus, ceux qui saluaient les premiers le soleil levant, se figeaient de crainte. Avec la faible lumière des lampes, les gens luttaient contre la nuit puissante et mauvaise, contre la nuit qui ceignait les flammes isolées d’un cercle sans issue, remplissait d’ombre les cœurs des hommes, et éteignait dans tant d’âmes jusqu’aux faibles étincelles qui couvaient sous la cendre.
Kijnakof ne dormait pas. Recroquevillé sur lui-même, il s’abritait du froid et de la nuit sous un tas de chiffons mous et pleurait, sans effort, sans douleur et sans convulsions, comme pleurent ceux qui ont le cœur pur et innocent, comme pleurent les enfants. Il pleurait sur lui-même, pelotonné en une masse et il lui semblait qu’il pleurait en même temps sur l’humanité entière et, dans ce sentiment, il y avait une joie mystérieuse et profonde. Il voyait l’enfant nouveau-né, et il s’imaginait que c’était lui qui était né à une nouvelle vie, et qui allait vivre longtemps d’une existence magnifique. Il aimait cette nouvelle vie et il en avait pitié ; alors il ressentit en même temps une telle joie qu’il se mit à rire, il secoua le tas de guenilles et se demanda :
— Pourquoi est-ce que je pleure ?
Ne trouvant pas d’explication suffisante, il se répondit :
— C’est ainsi.
Et le sens de ces paroles était si profond qu’une nouvelle ondée de pleurs brûlants monta de la poitrine de l’homme dont la vie était si morne et si solitaire.
Mais à son chevet, la mort avide s’était déjà assise, sans bruit, et elle attendait, calme, patiente et obstinée.
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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur Wikisource en novembre 2008 et sur le site de la Bibliothèque le 19 mai 2011.
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